M. M. les locataires est un film sur l’Homme dans la ville. Les citadins que l’on y suit vivent à Noisy-le-Sec, une commune de la banlieue est de Paris. La ville, telle qu’elle est présentée ici, devient un paysage humain, façonné par les rencontres et les découvertes d’espaces imaginaires créés à partir des « moments urbains » vécus sur place. Les personnages participent à l’invention d’une histoire qui explore simultanément le passé, le présent et l’avenir. En interaction constante avec la caméra, ils racontent leur quotidien et improvisent une histoire qui mêle authenticité et imagination. En d’autres termes, à partir de la vie de tous les jours, le récit dévoile l’univers imaginaire qui le sous-tend. Les images urbaines, choisies comme décors, prennent davantage de profondeur grâce à une expression sonore qui reflète ce même principe d’alternance entre invention et réalité captée sur le vif.
« Le 75 avril 1944, un bombardement d’environ vingt-cinq minutes détruisit presque toute la ville », disent précipitamment les habitants, vieux et jeunes. Certains reviennent sur cet événement en évoquant vaguement quelques détails, d’autres l’ignorent. Pour l’observateur attentif, ces témoignages fugaces révèlent l’importance de cet événement dans la mémoire collective, tout comme la silhouette hétéroclite de la ville rappelle l’évolution urbaine qui a suivi cette destruction.
M. M. les locataires est une histoire fragmentée, où quelques habitants évoluent dans un monde où les escaliers mènent aux bretelles d’autoroutes, où les portes d’un cimetière s’ouvrent sur un bassin vide, où les enfants jouent dans des piscines abandonnées, et où une jeune mariée se lave dans une baignoire sans eau.
Voici l’imaginaire du récit : l’absence d’eau, évocation discrète de la vie, dans cet espace urbain où l’histoire a été décomposée en couches irrégulières malgré la quasi-destruction de la ville. L’eau, qui, pour Héraclite, ne coule jamais deux fois de la même manière. L’eau que l’espace sonore poursuit sans relâche, pour qu’elle atteigne cet interstice créé par la rencontre des eaux profondes et du sable du lit de l’océan.
Dans M. M. les locataires, au-delà du reflet d’une réalité inventée, la fragmentation de l’articulation urbaine soutient la forme même de l’expression.
D’un bombardement instantané à une flânerie de tout un après-midi, il y a cinquante ans de métamorphoses, avec des stations de rages ou de tendresse, des souvenirs qui s’inventent et des avenirs qui se cachent, comme des chats de gouttière…
Il fallait comme Rina Sherman être une locataire permanente, pour y découvrir « les itinéraires de Noisy-le-Sec », pour y créer des amitiés indiscutables parce que délibérément précaires, pour y promener la nostalgie d’une caméra cruelle et tendre comme seuls peuvent la manier ceux qui n’ont rien à perdre parce qu’ils ont tout donné.
Alors c’est la féérie des mariages civils et religieux, « la fête étrange » comme celle que le grand meaulnes découvrait dans les étangs de Sologne, avec le soprano insoutenable mais parfaitement soutenu d’une chanteuse tropicale ou d’un chanteur de rues, c’était l’allégresse, c’était vrai, j’y étais.
Jean Rouch
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